41. La gare centrale

 

Il ne percevait aucune sensation de mouvement. Il tombait vers ces impossibles étoiles qui brillaient dans le cœur obscur de la lune… Non… Elles n’étaient pas vraiment là, il en était certain. Il était trop tard à présent, mais il se disait qu’il aurait dû accorder plus d’attention à toutes ces théories sur l’hyper-espace et les passages inter-dimensionnels. Car pour lui, David Bowman, ce n’étaient plus des théories.

Peut-être le monolithe de Japet était-il creux. Peut-être le « toit » n’était-il qu’une illusion ou quelque diaphragme qui s’était ouvert pour le laisser entrer, mais dans quoi ? Pour autant qu’il pût encore se fier à ses sens, il lui semblait tomber verticalement dans un immense conduit rectangulaire, haut de milliers et de milliers de mètres. Il allait de plus en plus vite mais l’extrémité lointaine ne changeait pas de dimensions et il ne semblait pas s’en rapprocher. Seules les étoiles bougeaient. Leur mouvement fut tout d’abord si lent qu’il lui fallut un moment avant de se rendre compte qu’elles n’étaient pas fixes. Après quelques instants, il lui devint évident que chacune d’elles grossissait, semblant se ruer sur lui à une vitesse inconcevable. Cette expansion, toutefois, n’était pas linéaire. Certaines étoiles du centre semblaient bouger à peine alors que celles de la périphérie accéléraient de plus en plus jusqu’à devenir de simples traits de lumière qui s’évanouissaient derrière lui. Il y en avait constamment de nouvelles pour remplacer celles qui disparaissaient. Elles naissaient au milieu du vide de quelque source apparemment inépuisable. Bowman se demanda ce qui se produirait si l’une de ces étoiles arrivait sur lui. Continuerait-il jusqu’à plonger dans le brasier ? Mais nulle étoile ne s’approchait suffisamment pour qu’il parvînt même à la distinguer comme un disque. Elles passaient toutes de part et d’autre, très loin, éclatant hors de leur cadre rectangulaire.

L’extrémité du puits n’était pas encore en vue. C’était un peu comme si les parois se déplaçaient en même temps que Bowman, l’emportant vers une destination inconnue. Ou bien il était immobile et c’était l’espace tout entier qui se déplaçait autour de lui…

Mais le phénomène n’affectait pas seulement l’espace. Il vit que l’horloge du tableau de bord se comportait d’étrange façon.

Normalement, les chiffres des dixièmes de secondes défilaient si rapidement qu’il était impossible de vraiment les lire. À présent, ils apparaissaient à intervalles très nets et il les distinguait sans la moindre difficulté. Les secondes elles-mêmes passaient avec une incroyable lenteur. Le temps semblait sur le point de s’arrêter. Et finalement il s’arrêta. Les dixièmes de seconde se figèrent entre 5 et 6.

Pourtant, Bowman continuait de penser et d’observer. Les murailles de ténèbres défilaient à une allure qui pouvait équivaloir à zéro ou à un million de fois la vitesse de la lumière. Pourtant, il n’était absolument pas surpris ni inquiet. Au contraire, il éprouvait une sensation de tranquille attente. C’était un peu comme lorsque les médecins lui avaient injecté des drogues hallucinogènes. Le monde alentour était étrange et merveilleux, mais n’éveillait en lui aucune frayeur. Il avait franchi des millions de milles d’espace pour affronter un mystère, et à présent, le mystère venait à lui.

Le rectangle semblait s’éclaircir. Les traces lumineuses des étoiles pâlissaient dans un ciel laiteux, dont la brillance s’accroissait d’instant en instant. C’était comme si la capsule descendait vers une mer de nuages uniformément éclairée par les rayons de quelque invisible soleil. La sortie n’était plus loin. L’orifice du puits, qui, jusqu’ici, était demeuré à la même distance immuable, obéissait à nouveau aux lois de la perspective. Il se rapprochait et devenait de plus en plus grand. Dans le même temps, Bowman éprouva soudain une sensation de mouvement vers le haut et il en vint à se demander s’il n’était pas tombé au travers de Japet et s’il n’allait pas maintenant surgir de l’autre côté du satellite. Mais avant même que l’appareil surgît par l’ouverture, il sut que cet endroit n’avait rien à voir avec Japet ni avec aucun des mondes que l’homme pouvait connaître.

Il n’y avait pas d’atmosphère, car tous les détails lui apparaissaient nettement jusqu’à un horizon plat et incroyablement lointain. Ce monde devait avoir des proportions gigantesques et il était certainement plus vaste que la Terre. Toute l’étendue que découvrait Bowman était divisée en innombrables zones artificielles qui devaient chacune dépasser plusieurs milles de côté. C’était un puzzle pour géant, un puzzle grand comme un monde. Au centre de la plupart des carrés, triangles et polygones qui formaient cet incroyable paysage, il vit des orifices obscurs et béants pareils à celui d’où il avait surgi.

Le ciel était encore plus étrange et déconcertant que la surface du sol. Aucune étoile n’était en effet visible. Mais il n’y avait pas d’espace non plus. Il n’y avait que cette clarté laiteuse qui paraissait filtrer à travers des distances infinies et qui évoquait à Bowman ces blancheurs antarctiques « pareilles à l’intérieur d’une balle de ping-pong ». La comparaison convenait parfaitement à cet univers bien que sa nature fût sans nul doute totalement différente. Ce ciel ne pouvait être le résultat de quelque phénomène météorologique dû au brouillard ou à la neige. C’était un vide parfait.

Puis le regard de Bowman s’accoutuma à la luminosité nacrée des lieux et il distingua un détail nouveau. Le ciel n’était pas totalement vide, contrairement à ce qu’il avait cru tout d’abord. Des myriades de points noirs devenaient maintenant visibles. Ils étaient immobiles et répartis au hasard, difficiles à distinguer puisqu’ils formaient de véritables trous de ténèbres, mais l’on ne pouvait douter de leur existence. Ils rappelaient quelque chose à Bowman… quelque chose de familier. Mais l’idée était si démente qu’il refusa de l’accepter jusqu’à ce que la logique l’y oblige. Ces trous noirs dans le ciel étaient des étoiles. Il contemplait une sorte de cliché négatif de la Voie Lactée.

Grand Dieu, où suis-je donc ? se demanda-t-il alors. Mais il était certain de ne jamais trouver de réponse. L’espace semblait avoir été inversé. L’homme ne pouvait vivre en un tel lieu. Bien qu’il régnât une confortable chaleur à l’intérieur de la capsule, il ressentit un froid soudain en même temps qu’il était saisi d’un tremblement irrépressible. Il voulut fermer les yeux pour ne plus voir ce néant de nacre, mais c’était là un réflexe de lâche et il lutta pour ne pas y céder.

La surface défilait comme une mosaïque sans qu’aucun détail nouveau n’apparût. Bowman estimait son altitude à dix milles environ et, normalement, il aurait dû distinguer des signes de vie. Mais ce monde était désert. L’intelligence y avait existé, elle s’était manifestée, puis elle avait disparu.

Dressé sur la plaine à une vingtaine de milles, il découvrit alors un tas de débris vaguement cylindrique qui ne pouvait être que la carcasse d’un gigantesque vaisseau. Il était trop loin pour distinguer des détails et la vision s’évanouit après quelques secondes, mais il eut le temps d’apercevoir des poutrelles brisées et des parois luisantes qui avaient été arrachées comme une peau. Depuis combien de milliers d’années l’épave gisait-elle sur la surface déserte et quelle espèce de créatures l’avaient pilotée entre les étoiles ? Puis il oublia soudain cette question comme une nouvelle apparition surgissait à l’horizon.

Tout d’abord, ce fut comme un disque plat, mais Bowman se rendit bientôt compte que ce n’était là qu’une illusion due au fait que l’objet venait droit sur lui. Il s’en approcha encore, passa dessous et put voir qu’il était en réalité fusiforme et long de plusieurs centaines de mètres. Des rayures presque imperceptibles marquaient sa surface, mais il était difficile de les déceler car l’objet vibrait ou tournait sur lui-même à une très grande vitesse.

Aucun système de propulsion n’était visible. Seule la couleur était familière à l’œil humain et Bowman se prit à songer que si l’objet n’était pas quelque fantôme optique, s’il était bien réel, ses constructeurs devaient alors connaître quelques-unes des émotions des hommes sans avoir toutefois leurs limitations car le fuseau brillant semblait fait d’or.

Il se tourna vers l’écran arrière pour le regarder disparaître. L’engin ne semblait pas s’être aperçu de sa présence. Il descendait maintenant vers l’une des embouchures noires de la surface. Quelques secondes plus tard, il disparut dans un ultime éclair doré. Et Bowman fut de nouveau seul sous le ciel sinistre et il se sentit plus perdu que jamais. Il vit alors que lui aussi descendait lentement vers la surface en mosaïque du monde géant. L’une des embouchures béait directement sous la capsule et le ciel blanc se referma bientôt sur lui. L’horloge du tableau de bord se remit en marche, doucement, et la capsule se rua une nouvelle fois entre des murailles de ténèbres vers un lointain nuage d’étoiles. Mais à présent Bowman était certain qu’il ne retournerait pas vers le système solaire et il comprit tout à coup, par son seul instinct, où il se trouvait.

Il était à l’intérieur d’une sorte de machinerie cosmique qui dirigeait la circulation entre les étoiles au travers d’inimaginables dimensions d’espace et de temps. Il traversait une gare centrale de la Galaxie.

 

 

42. Le ciel étranger

 

Très loin, les parois du puits redevenaient visibles dans la pâle clarté qui provenait de quelque source inconnue. Et les ténèbres, brusquement, furent balayées. La capsule minuscule surgit dans un espace fourmillant d’étoiles.

Bowman avait regagné l’univers qui lui était familier, mais il lui suffit d’un coup d’œil pour comprendre qu’il se trouvait à des années-lumière de la Terre. Il ne tenta même pas d’identifier une des constellations qui, depuis le début des temps, avaient accompagné l’homme. Jamais, sans doute, un être humain n’avait contemplé à l’œil nu les étoiles qui flamboyaient maintenant autour de lui. La plupart étaient concentrées en une ceinture incandescente marquée çà et là de bandes sombres de matière absorbante et qui occupait le ciel tout entier. Cela évoquait la Voie Lactée en beaucoup plus brillant. Bowman se demanda s’il ne contemplait pas en vérité la galaxie des hommes vue d’un point beaucoup plus proche de son centre que ne l’était la Terre. Il l’espérait : ainsi, il serait moins loin de son monde natal. Puis il se rendit compte à quel point cette pensée était futile. Il était désormais si loin du système solaire que peu importait que ce fût sa propre galaxie ou la plus lointaine qu’aient jamais pu déceler les télescopes.

Il regarda en arrière pour essayer de voir d’où il était sorti et il eut un nouveau choc. Il ne vit plus rien. Plus de monde géant découpé en facettes, plus de Japet. Plus rien. Rien qu’une ombre, une tache d’encre sur les étoiles, une porte ouverte dans la nuit sur une nuit encore plus dense. Et, sous ses yeux, cette porte se referma. Elle ne bougea pas, mais elle s’emplit d’étoiles, comme si la trame de l’espace réparait d’elle-même une déchirure. Bowman demeura définitivement seul dans le ciel étranger.

La capsule tournait lentement et de nouvelles merveilles apparurent derrière les baies. Ce fut tout d’abord un essaim d’étoiles parfaitement sphériques. La densité des astres allait en augmentant jusqu’au centre qui n’était qu’une boule de lumière. Les contours étaient imprécis, formant une sorte de halo de soleils qui se confondaient peu à peu avec des feux plus lointains.

Bowman reconnut ce grandiose phénomène : un amas globulaire ! Un prodige que jamais nul homme n’avait contemplé autrement que sous l’aspect d’une pâle tache de lumière. Il ne parvenait pas à se rappeler la distance exacte du plus proche amas de ce type mais il était certain qu’il se trouvait à plus de mille années-lumière du système solaire.

La capsule tournait toujours. Une autre vision apparut : un vaste soleil rouge plus grand que la Lune vue de la Terre. Bowman pouvait le regarder en face et sa couleur indiquait qu’il n’était guère plus chaud qu’une braise. Çà et là, sur sa surface d’un rouge sombre, des lumières jaunes luisaient, Amazones incandescentes qui coulaient sur des milliers de milles avant de se perdre dans les déserts du soleil agonisant. Agonisant ? Non, c’était là une impression fausse, née des émotions humaines attachées aux crépuscules, à la cendre. Le soleil rouge avait seulement cessé les extravagances torrides de sa jeunesse pour franchir les violets, les bleus et les verts du spectre en quelques milliards d’années et s’installer dans une période de maturité dont la durée était inimaginable. Mais son passé ne représentait guère que le dixième de son existence à venir. L’histoire de l’étoile avait à peine commencé.

La capsule s’était maintenant immobilisée, face au grand soleil rouge. Bien qu’il ne perçût aucun mouvement, Bowman savait qu’il continuait d’être soumis à la force qui le contrôlait depuis Saturne. Toute la science, toute la puissance de la Terre semblaient vaines et primitives, désormais, en face de l’invisible puissance qui le poussait vers un destin qu’il ne cherchait pas à imaginer.

Il fouillait l’espace du regard, essayant d’apercevoir le but final du voyage. Peut-être était-ce quelque planète de l’immense soleil rouge. Mais rien n’était visible. S’il se trouvait des mondes autour de cet astre prodigieux, ils étaient indiscernables sur le fond des étoiles. Bowman remarqua alors un phénomène étrange sur l’extrême bord du disque écarlate du soleil. Une clarté blanche s’y dessinait, de plus en plus intense. Il se demanda s’il ne contemplait pas là une de ces éruptions qui agitent les soleils en permanence.

En devenant plus brillante, la clarté se nuança de bleu. Elle se répandit bientôt sur le pourtour de l’astre qui parut plus pâle. Bowman songea soudain qu’il assistait au lever d’un second soleil et cette pensée lui parut absurde. Mais il en était pourtant ainsi. Ce qui montait sur l’horizon ardent n’était pas plus gros qu’une étoile mais si brillant que l’œil ne pouvait le supporter. C’était un point de lumière blanc-bleu, intense, pareille à celle d’un arc électrique. Le minuscule soleil se déplaçait à une allure effarante autour de son compagnon géant. Il devait en être très proche, car une colonne de flammes qui devait atteindre des milliers de milles de hauteur l’accompagnait dans sa course. C’était comme une marée de feu attirée par la gravité, suivant l’équateur du soleil en une éternelle poursuite de l’éblouissante étoile-satellite. Celle-ci était une Naine Blanche, un de ces astres stupéfiants, à peine plus gros que la Terre mais dont la masse est des millions de fois supérieure. De tels accouplements stellaires n’étaient pas rares, mais jamais Bowman n’eût osé rêver d’en contempler un durant son existence.

La Naine Blanche était maintenant à mi-chemin sur le disque écarlate du soleil. Elle devait boucler son orbite en quelques minutes seulement. C’est alors que Bowman eut la certitude que lui aussi se déplaçait. Droit devant, une étoile devenait rapidement plus brillante et changeait de position par rapport aux autres. Elle devait être petite et sans doute assez proche et il se dit que c’était là son objectif. Il l’atteignit en un temps extrêmement court et il s’aperçut alors qu’il ne s’agissait pas d’un monde. C’était comme une toile d’araignée, un échafaudage de métal luisant doucement dans l’espace, sur des centaines de milles. Il surgit de nulle part jusqu’à emplir tout le ciel. Des structures qui devaient être vastes comme des cités terrestres étaient dispersées à la surface. Sans doute étaient-ce des machines. Des myriades d’objets plus petits apparaissaient tout autour, en rangées, en colonnes parfaites. Bowman dut en survoler un certain nombre avant de comprendre ce qu’il voyait : des flottes d’astronefs. La construction était un gigantesque port spatial.

Aucun objet familier n’était visible qui pût lui donner l’échelle de la scène qu’il contemplait et il était impossible de deviner la taille des vaisseaux. Mais ils étaient sans doute énormes. Certains devaient atteindre plusieurs milles de longueur. Ils avaient des formes diverses : sphères, cristaux à facettes, fuseaux élancés, disques, ovoïdes. Cet endroit devait être l’un des lieux de transit du commerce interstellaire. Ou plutôt : il l’avait été… un million d’années auparavant peut-être. Car Bowman ne décelait pas le moindre signe d’activité. Ce port immense était aussi désert que la Lune. Non seulement tout y était immobile, figé, mais des déchirures apparaissaient en certains endroits dans le métal : durant tous ces siècles, les météorites avaient œuvré comme des guêpes cosmiques. Le port n’était plus en vérité qu’un cimetière sidéral.

Bowman songea qu’il avait manqué ses constructeurs de plusieurs siècles et il ressentit un vide soudain au cœur. Il n’avait pas su à quoi s’attendre mais du moins avait-il espéré rencontrer des intelligences étrangères issues des étoiles. Mais il semblait qu’il fût trop tard. Il avait été pris à un piège automatique et ancien placé dans le système solaire à des fins inconnaissables et qui continuait de fonctionner alors que ceux qui l’avaient conçu étaient morts depuis longtemps. Et ce piège l’avait emporté à travers la Galaxie comme d’autres êtres sans doute (combien d’autres ?) avant de le déposer dans ces Sargasses célestes, condamné à périr par asphyxie lorsque sa réserve d’air s’épuiserait.

Mais il eût été déraisonnable d’en demander plus. Déjà, il avait contemplé des merveilles pour lesquelles des hommes auraient donné leur vie. Il songea à son compagnon disparu et il se dit qu’il n’avait vraiment aucune raison de se plaindre.

Il s’aperçut qu’il continuait de survoler le port spatial sans rien perdre de sa vitesse. Il en atteignit les limites, franchit les ultimes déchirures du bord et les étoiles réapparurent. En quelques minutes, il replongea dans l’espace.

Non, il ne devait pas finir dans ce port abandonné. Son destin l’attendait encore plus loin, quelque part dans le gigantesque soleil cramoisi vers lequel la capsule descendait maintenant.

 

 

43. Enfer

 

Et maintenant, il n’y avait plus que le soleil rouge. Il emplissait le ciel tout entier. Bowman était si près de la surface que celle-ci ne semblait plus figée. Des nodules de lumière circulaient en tous sens. Des cyclones s’élevaient et retombaient, des protubérances escaladaient lentement l’espace. Lentement ? Elles devaient jaillir à des millions de milles à l’heure pour qu’il perçût ainsi leur mouvement… Il n’essayait même pas de se faire une idée des dimensions du paysage infernal qui montait vers lui. Les immensités de Saturne et de Jupiter l’avaient bouleversé. Pourtant, ce qu’il contemplait maintenant était des centaines de fois plus vaste. Il ne pouvait qu’accepter les images qui affluaient sans tenter de les interpréter. À la vue de cette mer de feu, déployée sous lui, il aurait dû éprouver de la peur, mais, curieusement, il ne ressentait guère qu’une légère appréhension. Ce n’était pas que son esprit fût paralysé par l’émerveillement, mais la logique lui soufflait qu’il devait se trouver sous la protection de quelque intelligence omnipotente. Il était si près du soleil rouge que le rayonnement l’eût sans doute brûlé s’il n’avait été abrité par quelque invisible écran. Et durant tout cet étrange voyage, il avait été soumis à des accélérations qui auraient normalement dû l’écraser. Si l’on avait pris tant de précautions pour le protéger, il pouvait encore espérer.

La capsule suivait maintenant un arc allongé, presque parallèle à la surface du soleil. Pourtant, elle continuait de descendre lentement. Et pour la première fois, Bowman perçut des sons. Un grondement étouffé mais continu auquel se mêlaient parfois des froissements de papier ou de lointains roulements de tonnerre. C’était sans doute là l’écho affaibli d’une inimaginable cacophonie. L’atmosphère devait être déchirée par des sons capables de réduire n’importe quel matériau en nuées d’atomes. Mais Bowman était à l’abri du bruit comme de la chaleur. Totalement isolé de cette violence, il franchissait des viaducs de flammes longs de milliers de milles qui s’élevaient et s’effondraient lentement autour de lui. Les forces déchaînées de l’étoile rouge semblaient appartenir à un autre univers et la capsule glissait sans dommage dans la brume du feu.

À présent que le regard de Bowman n’était plus troublé par les dimensions de la vision et son étrangeté, il commençait d’apercevoir des détails. La surface de l’étoile n’était en rien un chaos. Des formes y apparaissaient, ainsi que dans toute création de la Nature. Tout d’abord, il remarqua de petits tourbillons de gaz, sans doute à peine plus grands que l’Asie ou l’Afrique, qui dérivaient sur l’océan de feu. Il se trouvait parfois à la verticale de l’un d’eux et son regard plongeait alors à l’intérieur, découvrant des régions plus sombres, plus froides, plus lointaines. Assez curieusement, il ne voyait aucune tache solaire et il songea que c’était peut-être là une maladie particulière aux étoiles telles que le soleil.

Des nuages étaient visibles, parfois, semblables à des écharpes de fumée dans un vent furieux. Mais peut-être était-ce vraiment de la fumée, car ce soleil était si tiède que le feu véritable pouvait y exister. Les corps chimiques pouvaient fort bien naître et vivre là durant quelques secondes avant d’être dissociés par les forces environnantes.

L’horizon devenait maintenant plus lumineux et sa teinte passa du rouge au jaune, puis au bleu avant d’atteindre un violet éblouissant. La Naine Blanche revenait, avec sa colonne de marée stellaire. Bowman mit sa main en écran devant ses yeux pour échapper à l’intolérable lueur et regarda la surface du soleil au-dessous de la colonne lumineuse. Il avait une fois contemplé une trombe en déplacement dans les Caraïbes… Mais l’échelle était différente ici. Cette trombe de flammes aurait pu contenir la Terre. Immédiatement en dessous, il découvrit alors un phénomène qui était certainement nouveau, car il n’aurait pu manquer de le remarquer avant. Des myriades de gouttes de lumière se déplaçaient dans l’océan de gaz. Elles étaient habitées d’une clarté nacrée qui variait à quelques secondes d’intervalle. Toutes allaient dans la même direction à la façon de saumons remontant un fleuve. Parfois, elles se déplaçaient latéralement, leurs trajets se coupaient, mais jamais elles ne se touchaient. Il y en avait des milliers, et plus Bowman regardait, plus il était convaincu qu’elles se dirigeaient vers un but déterminé. Elles étaient trop loin pour qu’il pût apercevoir un éventuel détail de leur forme mais le seul fait qu’il pût les distinguer dans ce colossal panorama impliquait qu’elles devaient mesurer des dizaines, des centaines de milles. Si c’était là des entités organisées, il s’agissait de véritables Léviathans, conçus à l’échelle de leur monde. Ce pouvait être aussi des nuages de plasma rendus temporairement stables par quelque combinaison des forces naturelles, comme ces apparitions qui intriguaient encore les savants de la Terre. L’explication était facile et rassurante mais Bowman, en plongeant le regard vers l’incroyable flot, ne parvenait pas à l’accepter. Ces globules de lumière savaient où ils allaient. Ils convergeaient tous sur le palier de feu soulevé par la Naine Blanche. À nouveau, il porta son regard sur la trombe flamboyante. Si ce n’était pas un effet de son imagination, il voyait bel et bien des taches plus lumineuses qui s’élevaient au long de la colonne, comme si d’innombrables étincelles s’étaient fondues en continents de phosphorescences.

L’idée dépassait l’imagination, mais il lui semblait assister à une migration d’une étoile à l’autre par ce pont de feu. Mais il ne saurait sans doute jamais si ces créatures de lumière n’étaient que des animaux cosmiques qu’un instinct comparable à celui du lemming emportait vers l’espace ou s’ils formaient un vaste rassemblement d’intelligences.

Il se déplaçait au sein d’un nouvel ordre de la création dont l’homme n’avait jamais osé rêver. Au-delà des royaumes de la mer, de la terre et de l’espace s’étendaient ceux du feu qu’il avait eu le privilège de contempler. Il ne pouvait espérer pouvoir en plus les comprendre.

 

 

44. Réception

 

Le pilier ardent s’en allait vers le bord du soleil tout comme un orage s’éloigne sur l’horizon. Les nodules lumineux ne se hâtaient plus sur la surface rouge. À l’intérieur de la capsule, à l’abri d’un univers qui aurait pu l’annihiler en un millième de seconde, David Bowman attendait ce qui devait venir.

La Naine Blanche parut accélérer encore. Elle atteignit l’horizon, l’embrasa et disparut. Un faux crépuscule tomba sur l’enfer qui rougeoyait tout en bas et une soudaine variation de lumière avertit Bowman que quelque chose de nouveau se passait à l’extérieur. Le monde rouge se faisait flou, comme s’il le contemplait au travers d’un rideau de gouttelettes d’eau. Pendant un instant, il se demanda même si ce n’était pas là le résultat d’un effet de diffraction dû au passage d’une onde de choc inhabituelle dans l’atmosphère. La lumière s’estompait.

On eût dit qu’un second crépuscule allait immédiatement succéder au premier. Involontairement, Bowman leva la tête. Mais la lumière, ici, venait du bas. Il avait l’impression que des parois de verre fumé se rabattaient sur la capsule, altérant la clarté rouge, obscurcissant la vision. Tout se fit de plus en plus sombre et le grondement lointain des ouragans stellaires lui-même flottait dans le silence, dans la nuit. Et, un instant plus tard, il y eut un choc extrêmement doux lorsqu’elle se posa.

Sur quoi ? se demanda Bowman. Et la lumière revint, et les questions laissèrent place à un désespoir immense, car ce qu’il voyait maintenant autour de lui indiquait qu’il était fou.

Il s’était attendu à tout. À tout, sauf à cette scène banale et familière.

La capsule était posée sur le plancher lisse d’un appartement d’hôtel, élégant et anonyme, qui pouvait se trouver dans n’importe quelle ville importante sur Terre. Le regard de Bowman parcourait un living-room meublé d’une desserte, d’un divan, de six chaises, d’un secrétaire, de divers luminaires et d’une bibliothèque à demi pleine de livres, sur laquelle étaient posés quelques magazines et même un vase de fleurs. Sur un mur Pont en Arles de Van Gogh, sur l’autre Christina’s World de Wyeth. Bowman était certain que, s’il ouvrait le secrétaire, il y trouverait une bible.

S’il était réellement fou, ses visions étaient merveilleusement organisées car tout était parfait. Quand il bougeait, rien ne disparaissait. Le seul élément incongru – très incongru – de ce décor, était la capsule elle-même.

Durant plusieurs minutes, il ne quitta pas son siège. Il espérait vaguement que la vision allait s’effacer. Mais elle resta aussi nette que tous les objets qu’il avait pu rencontrer dans sa vie. Elle était réelle ou bien, par un phénomène qui affectait tous les sens, il était maintenant incapable de distinguer le rêve de la réalité. C’était peut-être une sorte de test. S’il en était ainsi, non seulement son sort, mais celui de la race humaine tout entière pouvaient dépendre de ses actes dans les instants qui allaient suivre.

Il pouvait demeurer assis et attendre ce qui allait arriver, ou bien ouvrir la porte du sas et sortir pour affronter la réalité de cette scène. Le plancher semblait solide. En tout cas, il supportait le poids de la capsule. Il était peu probable qu’il pût tomber au travers quelle que fût sa nature. Mais restait la question de l’air. Cette pièce pouvait fort bien être plongée dans le vide ou emplie d’une atmosphère empoisonnée. Cela lui semblait toutefois improbable, car nul n’aurait pris la peine de soigner tous ces détails en omettant un point essentiel, mais il ne voulait pas prendre de risque inutile. Ses années de formation l’avaient rendu vigilant quant aux dangers de contamination et il n’était pas disposé à s’exposer à un milieu inconnu aussi longtemps qu’il aurait le choix. Cet endroit avait l’aspect d’un appartement quelque part aux États-Unis, ce qui ne changeait absolument rien au fait qu’il devait se trouver en réalité à des centaines d’années-lumière du système solaire.

Bowman referma son casque, le verrouilla et manœuvra le dispositif d’ouverture de la capsule. Il y eut un bref sifflement quand les pressions s’égalisèrent et il sortit dans la pièce.

Pour autant qu’il pût en juger, le champ gravifique était normal. Il leva un bras et le laissa retomber : son geste dura moins d’une seconde. Ce qui rendait la situation doublement irréelle. Il était là, debout, en scaphandre (alors qu’il aurait dû flotter) près d’un véhicule qui ne pouvait normalement fonctionner qu’en totale apesanteur. Tous ses réflexes d’astronaute en étaient perturbés et il lui faudrait réfléchir avant chaque mouvement.

Comme un homme en transe, il s’avança lentement dans l’appartement. Et celui-ci ne disparut pas ainsi qu’il s’y était attendu. Il demeura parfaitement stable, parfaitement réel. Et apparemment solide.

Il s’arrêta près de la desserte. Un visiophone Bell du type standard était posé dessus, avec un annuaire. Bowman se baissa et prit le volume entre ses mains gantées. Sur la couverture, imprimé en caractères familiers, il lut : WASHINGTON D.C. Il regarda alors plus attentivement et, pour la première fois, il eut la preuve palpable qu’il n’était pas sur Terre. Il ne parvenait à lire que le seul mot WASHINGTON D.C. Le reste demeurait flou, comme s’il contemplait la reproduction d’une photographie de journal. Il ouvrit les pages au hasard. Elles étaient faites d’une matière raide qui n’était certainement pas du papier bien que la ressemblance fût troublante. Toutes étaient blanches. Il souleva le combiné du visiophone et l’appuya contre son casque. S’il y avait eu une sonorité d’appel, il l’aurait entendue. Mais tout était silencieux. Ainsi il n’avait affaire qu’à une mise en scène, il se déplaçait dans un décor factice bien que fantastiquement précis. Tout cela, il en était certain, n’avait été monté que pour le rassurer et non pour l’abuser. Du moins il l’espérait. C’était là une pensée réconfortante, mais, néanmoins, il ne comptait pas ôter son scaphandre avant d’avoir achevé ses investigations. Tous les meubles semblaient solides, en parfait état. Il essaya une chaise et elle supporta son poids. Mais les tiroirs ne s’ouvraient pas : ils étaient faux. Il en était de même des livres et des magazines dont les pages étaient aussi vides que celles de l’annuaire. Seuls les titres étaient lisibles. Le choix était étrange : des best-sellers ultra-commerciaux, quelques bouquins didactiques très connus et des autobiographies de célébrités. Aucun livre n’avait plus de trois ans d’âge et le niveau intellectuel était plutôt faible. Mais cela était sans importance puisque l’on ne pouvait même pas retirer les volumes des rayons.

Deux portes s’ouvrirent aisément devant Bowman. L’une donnait sur une chambre petite et confortable meublée d’un lit, d’un bureau et de deux chaises. Les luminaires s’allumaient et s’éteignaient et il y avait même une penderie. Il l’ouvrit et trouva à l’intérieur quatre costumes, une robe de chambre, une douzaine de chemises blanches et du linge de corps. Il prit l’un des costumes et l’examina soigneusement. Pour autant qu’il pût se fier à ses mains gantées, il était fait d’une matière qui ressemblait plus à de la peau qu’à de la laine. La coupe était également assez démodée. Il y avait au moins quatre ans que l’on ne portait plus de costumes croisés. À côté de la chambre, se trouvait une salle de bains. Il s’aperçut que l’équipement n’était pas factice et fonctionnait parfaitement. Il passa ensuite dans une petite cuisine pourvue d’une cuisinière électrique, d’un réfrigérateur, de divers placards, d’une table, de plusieurs chaises et d’un évier. La batterie de cuisine était au complet. Il entreprit d’explorer les lieux plus à fond, poussé par la curiosité et par une faim grandissante. Tout d’abord, il ouvrit le réfrigérateur. Les rayons étaient bien garnis de boîtes et de paquets qui tous, jusqu’à une certaine distance, paraissaient familiers. De près cependant, les inscriptions des étiquettes devenaient floues et illisibles. Fait notable, il n’y avait pas de lait, ni d’œufs, ni de beurre, ni de viande, ni de fruits, ni aucune denrée crue. En fait, le réfrigérateur ne contenait que des aliments déjà traités. Bowman prit un paquet de céréales destinées au petit déjeuner, tout en songeant qu’il était étrange de trouver cela dans un réfrigérateur. Mais dès qu’il le souleva il comprit qu’il ne pouvait certainement pas contenir des céréales : il était bien trop lourd. Il l’ouvrit et se pencha sur le contenu. Il vit une substance bleue légèrement humide au toucher. La texture et la densité rappelaient le pudding et, en dépit de la couleur, c’était assez appétissant. Mais c’est ridicule, songea-t-il. On me surveille certainement et j’ai l’air d’un idiot avec ce scaphandre. S’il s’agit d’une sorte de test d’intelligence, j’ai sûrement déjà échoué, et de loin. Sans plus hésiter, il regagna la chambre et entreprit de déverrouiller son casque. Puis il le souleva d’une fraction de centimètre, fit sauter le sceau de sécurité et inspira avec circonspection. L’air lui parut tout à fait normal.

Il ôta complètement son casque, le posa sur le lit et entreprit avec joie – non sans difficultés – de se débarrasser de son scaphandre. Libre, il s’étira, respira à fond et suspendit ensuite soigneusement le scaphandre dans la penderie. L’effet était plutôt étrange mais le goût de l’ordre que Bowman partageait avec tous les astronautes lui eût interdit de mettre sa tenue spatiale en tout autre endroit.

Il regagna alors en hâte la cuisine et se mit à inspecter de plus près la boîte de « céréales ». Le pudding bleu dégageait un parfum discret, épicé, qui rappelait celui d’un macaron. Il le soupesa puis en brisa un morceau qu’il renifla. Il était certain qu’on ne cherchait pas à l’empoisonner, mais une erreur restait possible, surtout dans le domaine complexe de la biochimie.

Il grignota quelques miettes, mâcha et avala. La saveur était si subtile qu’elle lui échappait. Fermant les yeux, il s’imagina manger de la viande, ou du pain frais, ou même des fruits secs. À moins de suites néfastes, il n’avait plus à redouter la famine.

Après plusieurs bouchées de la substance bleue, il se sentit presque rassasié et il chercha quelque chose à boire. Il y avait une demi-douzaine de boîtes de bière d’une bonne marque au fond du réfrigérateur et il en ouvrit une. La tirette céda et le métal se découpa selon le tracé prévu, mais la boîte ne contenait pas de bière. Il vit avec surprise qu’elle était pleine de substance bleue. En quelques secondes, il eut ouvert toutes les boîtes et les paquets. Quelle que fût l’étiquette, le contenu restait le même. Son régime promettait d’être assez monotone, et il n’aurait que de l’eau comme boisson. Il remplit un verre au robinet de la cuisine et but avec précaution. Il recracha immédiatement la première gorgée : c’était atroce. Puis, honteux de sa réaction, il se força à finir le verre. Une seconde lui avait suffi pour identifier le liquide et si le goût lui avait paru atroce, c’était en réalité parce qu’il n’y en avait pas. Le robinet donnait de l’eau distillée. Bowman songea que ses hôtes inconnus ne prenaient aucun risque avec sa santé.

Il se sentait mieux et il décida de prendre une douche. Il n’y avait pas de savon, ce qui était un nouvel inconvénient, mais, par contre, la salle de bains était pourvue d’un séchoir à air chaud dans lequel il s’attarda avec délices quelques instants avant d’enfiler slip, maillot de corps et robe de chambre. Après quoi, il s’étendit sur le lit, contempla le plafond et essaya de réfléchir à sa fantastique situation.

Il n’avait guère avancé lorsqu’une nouvelle pensée vint le distraire. Immédiatement au-dessus du lit se trouvait l’écran de TV du modèle courant dans les hôtels. Il avait cru tout d’abord qu’il devait être factice au même titre que le visiophone ou les livres, mais la télécommande qui pendait à côté du lit semblait si réelle qu’il ne put s’empêcher de jouer avec les boutons. Et l’écran s’alluma. Fiévreusement, il sélectionna une chaîne et obtint presque aussitôt une image.

Un commentateur africain très connu apparut. Il parlait des dernières mesures prises pour sauvegarder la faune sauvage de son continent. Bowman écouta pendant quelques secondes, tellement captivé par le simple son de cette voix humaine qu’il ne se préoccupait pas du sens des mots. Puis il changea de chaîne. Dans les minutes qui suivirent, il obtint un orchestre symphonique jouant le Concerto pour violon de Walton, une discussion sur la faillite du théâtre classique, un western, une démonstration d’un nouveau traitement contre la migraine, un jeu en langue orientale, un psychodrame, trois commentateurs d’actualités, un match de football, un cours de géométrie dans l’espace (en russe) et divers signaux, mires et bulletins d’informations. C’était là, en fait, l’éventail parfaitement normal des émissions mondiales et, en dehors du soutien moral que cela lui apportait, un soupçon se confirmait dans son esprit. Tous ces programmes étaient vieux de deux ans environ. Ce qui correspondait à l’époque de la découverte de AMT-1. Il était difficile de penser que ce n’était qu’une coïncidence. Quelque chose avait espionné la télévision. Le monolithe de Tycho avait été plus actif que ne le pensaient les hommes.

Bowman continua d’explorer les chaînes et il reconnut soudain une scène familière. C’était l’appartement où il se trouvait, occupé par un acteur célèbre affrontant une maîtresse infidèle. Il eut un choc en découvrant le living qu’il venait juste de quitter et dans lequel la caméra suivait le couple orageux jusqu’à sa chambre. Malgré lui, il regarda vers la porte pour voir si personne n’entrait.

C’était donc ainsi que l’on avait préparé sa réception. Ses hôtes s’étaient inspirés de programmes de TV. L’impression qu’il avait eue de se trouver à l’intérieur d’un film était presque justifiée. Pour l’instant, il avait appris tout ce qu’il désirait savoir, et il éteignit le poste. Que faire maintenant ? se demanda-t-il en croisant les mains derrière la tête, le regard fixé sur l’écran glauque. Physiquement et émotionnellement, il était épuisé. Pourtant, il lui semblait impensable que l’on pût dormir dans des circonstances aussi fantastiques, si loin de la Terre. Mais l’instinctive sagesse du corps et le confort du lit s’unirent contre sa volonté. Il tâtonna à la recherche d’un bouton mais déjà la chambre était obscure. En quelques secondes, il fut bien au-delà des rêves. Pour la dernière fois, David Bowman dormait.

 

 

45. Récapitulation

 

Les meubles de la chambre, désormais inutiles, se dissolvèrent dans l’esprit de leur créateur. Seuls demeurèrent le lit et les murs qui abritaient le fragile organisme des énergies qu’il n’aurait su encore contrôler.

Dans son sommeil, David Bowman bougeait sans cesse. Il ne s’éveillait pas, il ne rêvait pas non plus, mais il n’était plus le même. Tel un brouillard s’insinuant dans une forêt profonde, quelque chose envahissait son esprit. Il percevait à peine cette pénétration, car un impact direct l’eût détruit aussi aisément que les feux qui faisaient rage au-delà des murs. Il ne pouvait ressentir ni espoir ni crainte. Il n’y avait plus que la sensation de cet examen sans passion. Toutes ses émotions avaient été drainées hors de lui. Il lui semblait flotter dans l’espace tandis que autour, dans toutes les directions, s’étendait un réseau géométrique de lignes sombres au fond duquel se déplaçaient de minuscules nodules de lumière. Certains allaient lentement, d’autres passaient à des vitesses stupéfiantes. Bowman avait une fois observé au microscope une coupe de cerveau humain, et le réseau des fibres nerveuses avait eu la même apparence complexe. Mais l’image avait été statique, morte, alors que ce qu’il voyait transcendait la vie. Il savait – ou pensait savoir – qu’il observait le fonctionnement de quelque cerveau gigantesque, qu’il contemplait l’univers dont il n’était qu’une infime partie.

La vision, ou l’illusion, persista un moment. Puis les strates de cristal et les perspectives mouvantes de lumière s’évanouirent, et David Bowman glissa dans un domaine de conscience que nul homme n’avait jamais atteint.

Tout d’abord, il lui sembla que le temps lui-même allait à rebours. Il était prêt à accepter ce prodige jusqu’à ce que lui apparaisse la vérité, plus subtile. Les rouages de sa mémoire étaient sondés et il revivait tout son passé en souvenir continu. L’appartement, la capsule, puis les paysages incandescents du grand soleil rouge, le centre ardent de la Galaxie, la porte par laquelle il avait surgi dans cet univers : il voyait, il éprouvait à nouveau toutes les impressions sensorielles, toutes les émotions qu’il avait connues alors. Tout défilait de plus en plus vite. Son existence était comme une bande magnétique que l’on réenroulait à une allure sans cesse accélérée. Il était de nouveau à bord du vaisseau et les anneaux de Saturne emplissaient le ciel. Il répétait son dialogue avec Carl, il voyait Poole partir pour sa dernière mission, il entendait les voix venues de la Terre et qui lui disaient que tout se passait bien.

Et comme il revivait chacun de ces instants, il comprenait qu’en vérité tout s’était bien passé. Il parcourait à nouveau les couloirs du temps, il se vidait de sa connaissance, de ses expériences. Il retournait vers l’enfance. Mais il ne perdait rien. Tout ce qu’il avait jamais été à n’importe quel moment de son existence était transféré en un lieu plus sûr. Un David Bowman cessait d’exister, mais un autre devenait immortel.

De plus en plus vite, il traversait les années oubliées vers un monde plus simple. Des visages qu’il avait crus à jamais perdus lui souriaient à nouveau, tendrement. Et il leur répondait, avec sincérité, avec aisance.

Mais la régression touchait à sa fin. Les nuits de la mémoire s’asséchaient. Le temps s’écoulait de plus en plus difficilement, approchant de la stase, tout comme un pendule, à la limite de son arc, semble se figer pour un instant éternel.

L’instant éternel s’acheva. Le pendule reprit son mouvement.

Dans une chambre vide flottant au milieu des feux d’une étoile double à vingt mille années-lumière de la Terre, un bébé ouvrit les yeux et se mit à crier.

 

 

46. Transformation

 

Puis il se tut et il vit qu’il n’était plus seul.

Un rectangle fantomatique et brillant venait d’apparaître. Il se matérialisa sous l’aspect d’un bloc de cristal, perdit sa transparence et fut envahi peu à peu d’une luminescence pâle, laiteuse. Des formes floues, hypnotiques, jouèrent à sa surface, dans ses profondeurs. Elles s’unirent en barres de lumière et d’ombre, puis formèrent des dessins entrecroisés qui se mirent à tourner selon un rythme qui, maintenant, semblait emplir tout l’espace.

C’était une vision digne de retenir l’attention de n’importe quel bébé, de n’importe quel homme-singe. Mais, tout comme trois millions d’années auparavant, ce n’était là que la manifestation extérieure de forces trop subtiles pour être consciemment perçues. Il s’agissait seulement d’un jouet destiné à distraire les sens. Le véritable processus se déroulait aux plus profonds niveaux de l’esprit. Cette fois, il était rapide, sûr. Le nouveau dessin était aisément tissé, car le tisserand avait beaucoup appris durant les siècles qui s’étaient écoulés. Il se servait maintenant pour son art de fils infiniment plus fins. Mais seul l’avenir dirait s’il achèverait son œuvre.

Avec des yeux qui, déjà, recelaient plus que ceux d’un simple humain, le bébé regarda les profondeurs du cristal mais sans comprendre encore les mystères qui les habitaient. Il savait qu’il était revenu chez lui, que le berceau de sa race et de beaucoup d’autres se trouvait ici, mais il savait aussi qu’il ne pouvait y demeurer. Au-delà de ce moment une autre naissance l’attendait, plus étrange que toutes celles qui l’avaient précédée.

L’instant était venu. Les formes brillantes, au cœur du cristal, ne renvoyaient plus l’écho de ses mystères. Elles moururent et les murs protecteurs retournèrent au néant d’où ils étaient sortis. Le soleil rouge emplit le ciel.

Le métal et le plastique de la capsule oubliée, le vêtement porté jadis par une entité appelée David Bowman, se changèrent en flammes. Les ultimes liens avec la Terre furent rompus et retournèrent à l’état d’atomes libres. Mais l’enfant ne s’en aperçut pas. Il s’adaptait confortablement à son nouveau milieu incandescent. Pour quelque temps encore, il aurait besoin de son enveloppe de chair pour concentrer ses pouvoirs. Son corps indestructible était l’image de lui-même que lui donnait son esprit et il savait qu’il n’était qu’un bébé. Il le resterait jusqu’à ce qu’il choisisse une forme nouvelle ou qu’il ait dépassé les nécessités de la matière.

À présent, il était libre de partir. En un sens, pourtant, il ne quitterait pas vraiment cet endroit puisqu’il ferait partie de l’entité qui utilisait l’étoile double pour ses insondables desseins. La direction de son but, sinon sa nature, était parfaitement claire pour lui. Il était inutile d’emprunter à nouveau le chemin compliqué qu’il avait suivi pour venir. Avec des instincts affinés par trois millions d’années, il sut qu’il existait plus d’une voie possible dans l’espace. Les mécanismes anciens de la Porte des Étoiles l’avaient bien servi, mais il n’avait plus besoin d’eux.

Le rectangle scintillant qui, auparavant, n’avait été rien d’autre qu’un bloc de cristal, flottait devant lui, aussi indifférent aux flammes infernales qu’il l’était lui-même. Il gardait en lui des secrets inouïs sur l’espace et le temps, mais le bébé en comprenait au moins certains et il pouvait le commander. Le rapport de ses côtés 1-4-9 était tellement évident, tellement nécessaire. Il eût été si naïf d’imaginer que les séries s’achevaient ainsi, avec seulement trois dimensions !

Il fixa son esprit sur ces bases géométriques et, comme ses pensées agissaient, l’espace tout entier s’emplit d’une nuit interstellaire. L’éclat du soleil rouge s’éteignit, ou plutôt, il parut s’effacer dans toutes les directions en même temps.

Et là, devant le bébé, il y avait maintenant la spirale de lumière de la Galaxie.

C’aurait pu être tout aussi bien quelque merveilleux modèle pris dans le plastique, infiniment riche en détails. Mais c’était la réalité, saisie dans son intégralité par des sens désormais plus subtils que la vision. Et il pouvait à son gré concentrer son attention sur n’importe laquelle des cent milliards d’étoiles. Et plus encore… Il y était, emporté dans le grand fleuve des soleils, à mi-chemin entre les agglomérats de feu du centre et les rares étoiles-sentinelles de la périphérie. Et c’était là qu’il voulait se retrouver, au bord de cet abîme ouvert dans le vide, près de ce ruban d’obscurité vierge d’étoiles. Il savait que ce chaos informe qui n’était visible que par la brume de lumière qui le dessinait en silhouette était fait de la matière même de la création, encore inutilisée, de la substance brute des évolutions à venir. Là, le Temps n’avait pas commencé. La lumière et la vie n’habiteraient ces espaces que longtemps après que les soleils qui brillaient maintenant se seraient éteints.

Il avait une fois franchi l’abîme, involontairement. Il devait le franchir à nouveau, de plein gré, cette fois. Cette pensée l’emplit d’une terreur soudaine et glacée. Pendant un moment, il fut totalement désemparé. Sa vision nouvelle de l’univers vacilla et menaça de se rompre en fragments innombrables. Ce n’était nullement la peur du gouffre inter-galactique qui figeait son âme, mais une inquiétude plus profonde, issue de l’avenir qui n’était pas encore. Au-delà du temps, il avait laissé des traces de son origine humaine. À présent, tandis qu’il contemplait le fleuve de nuit sans étoiles, il entrevoyait pour la première fois l’Éternité béante devant lui.

Il se souvint alors que plus jamais il n’y serait seul et, lentement, sa panique décrut. Il perçut à nouveau l’univers comme un cristal, mais il savait maintenant que ce n’était pas par ses seuls sens. Lorsqu’il aurait besoin d’aide pour ses premiers pas, il l’obtiendrait.

À nouveau confiant comme un plongeur qui retrouve son sang-froid, il se lança par-dessus les années-lumière. La Galaxie frémit sous l’étreinte mentale qui l’englobait tout entière. Les étoiles et les nébuleuses défilèrent en une illusion de vitesse infinie. Des soleils fantômes explosèrent et s’évanouirent derrière lui tandis qu’il s’infiltrait dans leur cœur même. La froide et obscure poussière cosmique qu’il avait redoutée ne semblait rien de plus que l’aile d’un corbeau dans le soleil.

Les étoiles se faisaient plus clairsemées. L’éclat de la Voie Lactée n’était plus que le pâle reflet de la gloire que le bébé avait contemplée – et qu’il pourrait contempler à nouveau, quand il serait prêt.

Il était de retour, exactement où il l’avait désiré, dans ce qui était pour les humains l’espace réel.

 

 

47. L’enfant des étoiles

 

Là, devant lui, comme un jouet brillant auquel nul Enfant des Étoiles n’aurait pu résister, flottait la planète Terre, avec tous ses habitants.

Il était revenu à temps. Tout en bas, les signaux d’alerte venaient d’apparaître sur les écrans radar, les grands télescopes fouillaient le ciel. L’Histoire telle que les hommes l’avaient connue approchait de son terme.

L’Enfant sut alors qu’un chargement de mort avait quitté le sol, un millier de milles plus bas, et gagnait lentement son orbite. Les faibles énergies qu’il décelait ne représentaient pour lui aucune menace mais il préférait en débarrasser le ciel. Il projeta sa volonté et les mégatonnes explosèrent en une détonation silencieuse qui fit naître sur la moitié du globe une aube brève et artificielle.

Puis l’Enfant attendit, ordonnant ses pensées, avec tous ses pouvoirs encore inutilisés. Il était maintenant maître du monde, et il n’était pas très sûr de ce qu’il allait faire ensuite.

Mais il lui viendrait bien une idée.

 

 

 

FIN



[1] Nom imaginaire de la planète Mars dans l’œuvre de Edgar Rice Burroughs. (N.d.T.)